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Le vieillard – quel âge pouvait-il avoir ? – prit son verre d’un geste maladroit. Pourtant ses mains ne tremblaient pas. Il était tel qu’on nous l’avait décrit. Il buvait à petites gorgées, savourant son plaisir.
Personne ne parlait plus. Comme il ne racontait pas souvent l’histoire, les rares clients du bar s’étaient approchés de sa table.
La buée sur les carreaux, inévitable ; la pluie au-dehors, qui faisait fondre la neige ; le poêle graisseux contre lequel je m’appuyais : tout cela faisait partie d’un décor irréel et pourtant banal, comme quelque chose de déjà vu en rêve.
— Je m’en souviens un peu, moi, de Nathan…, dit quelqu’un dans l’ombre, pour relancer le récit.
Sixte haussa les épaules. Le col de sa canadienne couvrit presque entièrement ses joues creuses et tavelées.
— Nathan ! cracha-t-il. Ce fou…
Sa voix s’était cassée sur le dernier mot. Parfois, le passé était trop lourd à porter. Oh, la plupart du temps, il s’en accommodait ! Cependant il connaissait des soirs d’extrême solitude, habités de cauchemars et de souvenirs aigus comme des lames. Dans ces moments-là, il pouvait parler de la famille Desroches durant des heures sans que personne songe à l’interrompre. En somme, les Desroches lui avaient tout pris, et il ne voulait pas vraiment les oublier. Nathan, surtout ! Nathan, bien sûr…
Le village, perdu au milieu des sapinières du Jura, regroupait ses maisons larges et trapues autour de l’auberge vétuste où nous avions trouvé refuge. Les montagnards et les forestiers, silencieux sans être hostiles, semblaient garder dans leur mémoire la cicatrice du drame ancien.
On nous avait parlé de Sixte, durant notre séjour, et nous étions curieux de le découvrir enfin, plus incroyablement vieux que nous ne l’avions imaginé, et toujours accablé par sa mémoire intacte.
L’aubergiste nous avait fait signe de le rejoindre, côté café, aussi avions-nous abandonné notre dîner pour nous précipiter, suivis par la serveuse.
Le bonhomme paraissait ne rien voir de ce mouvement autour de lui. Comment aurait-il pu deviner qu’il était comme une curiosité, presque une fierté, au milieu de ce bourg ? On nous avait dit d’attendre quelques jours, d’être patients, et promis qu’il viendrait là un soir, boire son alcool et entamer son récit. Il le faisait chaque hiver, quand la solitude l’asphyxiait et que le froid noir de la vallée l’isolait davantage.
Dix ans avaient passé mais les gens se souvenaient. Pourtant, personne n’avait accepté de parler. Il fallait rencontrer Sixte pour savoir. Notre seul indice était la maison de Nathan, qu’on avait bien voulu nous désigner, de loin. Nous avions rêvé un moment en observant la lourde bâtisse perchée entre les sapins, près du col, mais aucun de nous ne s’était risqué là-haut. À l’évidence, le lieu était maudit.
Sixte poursuivait, de sa voix fragile de vieillard :
— Il avait du courage, Nathan ! Du courage à soulever un cheval, on ne peut pas lui ôter ça… S’il n’avait pas sauvé Justin et Joa, dans l’incendie, rien ne serait arrivé, vous savez… Mais voilà, c’était écrit que son courage le perdrait ! Il y a des choses, n’est-ce pas… on peut les prévoir, pas les empêcher. Non, je vous jure, il n’avait pas froid aux yeux, Nathan !
L’incendie de la ferme Desroches remontait aux années soixante. Fortunat et sa femme avaient brûlé vifs. Comme le feu s’était mis aux quatre coins des bâtiments à la fois, tout y était passé. La ferme, l’écurie, la bergerie, l’étable, les bêtes, les hangars, le grain : tout ! Sauf Nathan, qui avait sorti son plus jeune frère, Joachim, et ensuite l’autre, Justin, l’idiot.
— C’est facile de l’imaginer, disait Sixte. Il devait se tenir le plus près possible, dévoré d’envie d’y aller mais bien obligé de rester loin des flammes, debout entre un gamin de cinq ans qui pleurait et le simple d’esprit qui était tout habillé, paraît-il, en pleine nuit… Eh oui, ce Justin qui aimait tant les feux et les pompiers, Nathan le savait…
Nous aussi, nous l’imaginions, en écoutant Sixte. On le voyait presque, Nathan, contempler sa maison, ses richesses, mais surtout ses parents qui grillaient dans un brasier gigantesque et dans une lumière de forge bonne à déchiqueter la nuit de la montagne.
— Je n’ai découvert le spectacle qu’au petit jour. Suzanne m’y a traîné dès qu’elle a su. Elle était jeune mais déjà terriblement amoureuse de son Nathan. Elle était comme folle de le trouver en vie. Seulement, lui !…
Sa voix devint plus rauque, son débit se précipita :
— Lui, il était inapprochable. Les cheveux roussis, les mains brûlées et plus de sourcils, avec l’air de quelqu’un qui va tuer… Il portait Joachim sur un bras, comme ça, sans fatigue et sûrement depuis des heures qu’ils étaient là, immobiles. Et, de l’autre main, il tenait Justin. Mais, vous savez, comme il aurait tenu un couteau… Aux gendarmes, il n’a rien dit. Tout le monde a toujours pensé que c’était Justin qui avait mis le feu. Sans le vouloir, bien sûr, sans même savoir : il était simple ! Alors Nathan a gardé Justin, de la même façon qu’il aurait gardé de la dynamite chez lui. Mais surtout…
Le vieillard reprit son souffle, but une gorgée, posa son verre avec précaution. Happé par ses souvenirs, il ne voyait plus personne. On crut qu’il allait se taire pour de bon mais il poursuivit, d’un ton net :
— Surtout, Nathan a conservé Joachim contre lui, juste sur son cœur, et il ne l’a plus jamais lâché.
Oui. D’une certaine manière, Nathan n’avait plus jamais reposé Joachim par terre. Ce petit bonhomme de cinq ans, il l’avait élevé seul. Mais Nathan n’était pas n’importe qui.
La famille Desroches, installée depuis sept générations dans le pays, en était l’une des plus prospères. Pour ce que l’on en savait, du moins, ce qu’on voyait de bêtes et de terres, les montagnards n’aimant guère parler de leurs affaires.
Adolescent, bien avant que l’incendie ne le dépossède de presque tout, Nathan avait déjà un physique de colosse et un caractère de chien enragé. Sa mère avait eu bien du mal à accoucher de ce premier-né plus grand et plus gros que tout ce que la sage-femme avait vu jusque-là. Fortunat, son père, avait décidé de prénommer Nathan cette force de la nature, puis il avait aussitôt fait un deuxième enfant à sa femme. La chance ne lui sourit pas une seconde fois et, lorsque Justin arriva, il ne fallut guère de temps pour s’apercevoir qu’on n’aurait pas avec lui les satisfactions du premier.
Benêt, hilare, simple d’esprit, Justin s’avéra idiot, mais personne ne fit d’efforts pour l’aider. À cette époque, la résignation était de mise. Les médecins s’occupèrent vaguement de son cas un moment, puis ils le déclarèrent à la limite, ce qui revenait à le renvoyer dans sa famille, sans aucun espoir d’amélioration. Fortunat s’en désintéressa, ainsi que de sa femme. Il se mit à travailler comme une bête, vite secondé puis devancé par Nathan.
La ferme Desroches était un beau domaine, pour cette région déshéritée, et Fortunat croyait à la diversification. Il pouvait d’ailleurs se le permettre, avec l’étendue de ses terres. Ne se contentant plus des vaches, il se mit aux coupes de bois dont Nathan raffola, d’accord qu’ils étaient pour ne pas se satisfaire de l’allocation communale des ventes à la criée. Ensuite il fit des céréales, pour nourrir son bétail, mais avec toute cette neige qui tenait quatre mois par an il ne connut guère de réussite. Alors il eut des moutons, pour être certain de ne manquer aucune source de profit.
À regret, Fortunat dut laisser Nathan à l’école jusqu’à l’âge de seize ans. Nathan y apprit vite et bien, tant il était pressé de retrouver ses forêts. Pour fêter son retour définitif à la ferme, Fortunat se saoula deux jours durant et en profita pour refaire un enfant à sa femme qu’il n’avait plus touchée depuis tant d’années. Ce fut donc Joachim qui naquit de cette mémorable beuverie.
Aussi blond que ses frères étaient bruns, mais avec les mêmes yeux gris pâle, Joachim était menu, délicat. Les attentions de sa mère n’y changeaient rien, il mangeait peu. En revanche, il souriait beaucoup. Dès qu’il fut en âge de marcher, il se mit à suivre Nathan. Il ne pleurait jamais. Lorsqu’il était fatigué, il se laissait tomber dans l’herbe d’un pâturage et regardait avec admiration son grand, très grand frère, s’éloigner. Inexplicablement, durant toute son enfance, Joachim ne sembla pas s’apercevoir de l’existence de Justin et de Fortunat. Le monde entier se réduisait, pour lui, à sa mère et à son frère Nathan. Ce fut d’ailleurs le premier mot qu’il prononça, en y mettant une absolue douceur : « Na… than… »
Ses cinq premières années furent heureuses. Il y avait des moutons à garder, des vaches à traire et des foins à rentrer, mais Joachim ne voyait que Nathan qui sciait des arbres. On retrouvait parfois le gamin dans l’étable ou bien dans un grenier, endormi sur un blouson de son grand frère qu’il avait traîné avec lui. Lorsqu’il tombait et s’écorchait, seules les mains de Nathan pouvaient le relever, il n’en voulait pas d’autres. Sa plus grande joie fut, très tôt, de monter sur les épaules de Nathan pour regarder le monde de haut. Les orages les plus violents – et Dieu sait qu’ils l’étaient dans ces montagnes – le faisaient rire aux éclats si Nathan le prenait sur ses genoux. Et les vents déchaînés le faisaient crier de joie tant qu’il parvenait à se maintenir contre les jambes de Nathan.
Durant sa petite enfance, Joachim acquit la certitude que le travail était un jeu. Car Nathan s’amusait en tronçonnant les sapins, sifflait en soulevant des charges à tuer un bœuf, et il n’y avait jamais de fatigue ou de tristesse dans les journées de ce géant. Nathan pouvait porter sa hache, son petit frère, ses cordes, sa sacoche pleine de vin et de jambon durant des kilomètres tout en parlant à la forêt. Et Joachim, émerveillé, racontait le soir à sa mère comment Nathan l’avait enlevé au-dessus de sa tête pour traverser un torrent, ou comment il avait ramené le taureau d’une main jusqu’à son enclos, à travers les combes et les crêts, ou encore avait conduit les moutons vers les sommets en un seul jour.
Mais il y eut l’incendie tragique et il ne resta plus que Nathan dans l’univers de Joachim. Nathan qui reçut la charge de cet enfant comme un cadeau. Tout de suite, il comprit que Joachim n’avait pas peur de l’avenir et que rien ne pourrait vraiment l’atteindre tant qu’il resterait à ses côtés. Il accepta son destin sur-le-champ, ne fit aucune promesse, aucun serment : il n’y avait pas besoin de mots entre eux. Nathan se devait de rebâtir le paradis de Joachim et il se mit au travail.
Malgré toute sa force, il ne tenta pas de relever les ruines de la ferme Desroches. Il descendit à la ville, Joachim toujours sous son bras et Justin attaché à son poignet. Il vit le notaire, inventoria ses biens, obligea l’assurance à payer et rassembla une dizaine d’ouvriers. Puis il choisit, sur ses terres, un ancien bâtiment un peu délabré qu’il fit entièrement reconstruire.
Il avait vingt ans et des goûts singuliers. Il commença par acheter une tente et il y campa, avec ses frères, tout le temps que durèrent les travaux de sa maison. Quelle drôle de maison ! Car Nathan voyait grand, à son échelle. Trop grand, dirent les gens du village. Sans écouter personne, Nathan adjoignit une tour carrée à l’ensemble, et chacun, encore aujourd’hui, se demande pourquoi. Souvenir d’une lecture d’école ou juste pour amuser Joachim ? Toujours est-il que le résultat n’avait rien à voir avec une maison du pays. Et, le plus bizarre, c’est qu’il érigea alors, de ses mains, une écurie comme on n’en avait jamais vu. Il voulut des boxes au lieu des stalles traditionnelles de la région, des abreuvoirs automatiques, un système de chauffage et même une sellerie ! Avec stupeur, les gens découvrirent qu’il avait la passion des chevaux et qu’il n’aimait pas les vaches… Il les garda, toutefois, pour assurer le quotidien, car il possédait encore celles des alpages qui n’avaient pas péri dans l’incendie. Enfin, il acheta six juments et un étalon qui n’avaient aucun rapport, même lointain, avec des chevaux de bât ou de trait.
Certes, les Desroches avaient eu quelques montures, dans le temps, et Fortunat avait même payé à Nathan, un jour de foire, un hongre dit de selle. Mais c’était une fantaisie. Imaginer élever des bestiaux de ce type était insensé. Le profil montagneux du terrain l’interdisait. Le climat aussi. Et pourtant… Nathan, bien sûr, réussit. Il se mit à élever puis dresser des chevaux de sang. On vint bientôt lui en acheter de partout, à l’étonnement général. Il vendit ses moutons pour faire niveler, à grands frais, une vaste carrière de sable fin où il se mit à travailler ses poulains. Avec le temps – et surtout l’acharnement qui le caractérisait – il était devenu un très bon cavalier. Bien entendu, son premier soin fut de mettre Joachim à cheval. Avant l’école, après l’école, les dimanches ou en vacances : Joachim montait. Avec plaisir, d’ailleurs, plaisir des bêtes et plaisir d’être avec son frère.
Leur vie était étrange. Nathan payait une veuve pour tenir la maison. La pauvre femme était terrorisée par ce colosse aux yeux gris, autoritaire à l’excès, travailleur infatigable et jouisseur comme personne. Nathan courait les filles, Joachim sur ses talons. Les soirs où Nathan buvait, Joachim le regardait boire. Les nuits où Nathan troussait des jupons, Joachim attendait derrière la porte. L’un n’allait pas sans l’autre, ombre fidèle et farouche. En revanche, Justin restait à la maison. Enfermé ? Nul n’aurait pu le dire. Mais on savait que Justin avait peur de Nathan et qu’il n’approchait jamais de l’écurie. À table, Joachim parlait gentiment au simple d’esprit alors que Nathan l’ignorait. Tous les dimanches, Justin descendait au cimetière du village et déposait des fleurs sur la tombe de leurs parents. Il accomplissait ce geste rituel d’un air inquiet, contraint par Nathan d’honorer la mémoire de ceux qu’il avait fait mourir dans les flammes. Ensuite il remontait chez lui en courant. Un soir d’été, il s’arrêta au bord du grand pré pour observer les poulains. Nathan le surprit là et lui administra une correction dont il ne mesura pas la force. Justin s’en tira avec un bras cassé. De ce jour, il se mit à fuir les chevaux et ne s’attarda plus jamais. Nathan le tenait et l’aurait écrasé sans scrupule, Justin le comprenait malgré sa sottise.
Nathan aurait pu se faire détester par les gens de la montagne. Bien au contraire, il était respecté, peut-être même admiré, car il était à la fois l’enfant prodige et l’ogre du pays.
Joachim grandissait. Il dormait dans le lit de Nathan, lové comme un chiot contre lui. Leur chambre était immense. Nathan l’avait voulue ainsi, à l’époque, pour que le gamin ait tous ses jouets avec lui et surtout parce qu’il n’avait pas pu se décider à se séparer de son petit frère. Au début, il avait tenu à le rassurer, à le garder sur son cœur. Remplacer la mère, le père, la ferme, les souvenirs. Lui faire une belle enfance. Lui donner un univers magique, tout de tendresse et de sécurité. Puis le temps avait passé sans que rien vienne troubler leurs habitudes.
Une monumentale cheminée trônait dans un coin et chauffait la salle de bains mitoyenne où, durant des années, Nathan avait baigné Joachim chaque soir, lui lavant les cheveux, le coiffant, le séchant sans jamais perdre patience. Nathan aimait Joachim d’un amour immense, inhumain. Il le conduisait à l’école, allait l’y chercher, lui faisait réciter ses leçons, le traînait chez le médecin pour des riens, le bourrait de vitamines. Joachim poussait bien, il était parti pour être très grand lui aussi, même s’il restait fin et fragile face à son frère.
À seize ans, Joachim voulut quitter l’école et, au début, Nathan refusa. Pour finir, Joachim prit des cours par correspondance, car l’idée d’une séparation déplaisait autant à l’un qu’à l’autre. Au bout de quelque temps, ils n’expédièrent plus les devoirs et n’en parlèrent plus.
Puis Joachim eut dix-huit ans. Tout ce qui l’intéressait au monde était toujours Nathan. Et aussi, de façon moindre, les chevaux. La veuve tenait encore leur intérieur, sa crainte de Nathan n’ayant fait que croître avec les années. C’est par cette femme que le village savait à peu près tout de la vie des frères Desroches. Bien sûr, les gens bavardaient. Mais Nathan vendait toujours ses chevaux. Il en vivait, et bien. De plus en plus, c’était Joachim qui débourrait les poulains. Ils avaient calculé que leurs bêtes se payaient plus cher lorsqu’elles étaient bien dressées. Alors ils leur faisaient sauter des obstacles et ils les faisaient danser sur leur carrière de sable. Presque tout leur temps était occupé à ça. Ils avaient acheté un camion rutilant qui fut bientôt connu de la province entière. Ils étaient les seuls éleveurs de chevaux qu’on ait jamais vus. Chacun se souvient parfaitement des superbes anglo-normands qui se succédèrent sur leurs terres à chèvres.
Sixte avait un faible pour eux. Le vieux Sixte, déjà vieux à cette époque-là. Il avait sa fille à marier, après tout, et il y avait des années qu’elle attendait. Nathan était son dieu depuis toujours. Lorsqu’il lui adressait la parole, elle bafouillait et rougissait, puis lui décochait un sourire à damner un saint. Il n’était pas aveugle, Nathan, alors un jour de marché, à la terrasse du tabac, il interpella Sixte. Après cinq ou six tournées, il lui demanda la main de Suzanne. Tout le monde a raconté la scène cent fois. Suzanne sur le point de défaillir, si émue qu’elle en pleurait, et Joachim livide, regardant son frère la bouche ouverte. Pendant ce temps, Sixte et Nathan s’étaient tapé dans la main pour sceller leur pacte. Ce que personne n’a su, hélas, c’est ce que Nathan a dit à Joachim le soir même, dans leur maison, dans leur chambre, dans ce lit qu’ils partageaient depuis treize ans.
À la noce, Joachim fit bonne figure : il le pouvait. Nathan avait beau se marier, Joachim restait le premier dans sa vie, bien entendu. Il avait parlé à Suzanne, très franchement, avant le grand jour. Il était allé la voir seul, sans Joachim, et là, devant Sixte, il s’était expliqué. Suzanne lui plaisait, c’était une affaire convenue. Il voulait des enfants, aussi. Seulement, il y avait Joachim. Surtout, qu’on n’aille pas croire que Nathan le considérait comme élevé et l’écartait. Que non ! Dans sa vie, avant tout, avant même d’ouvrir les yeux le matin, avant de respirer, il y aurait Joachim, et ce pour l’éternité. Suzanne ne fut pas surprise. Elle écouta le discours les yeux baissés. Se crut-elle la plus forte ? Espéra-t-elle que le temps serait son allié ? Quoi qu’il en soit, elle accepta. Avec Nathan, elle en acceptait, des choses ! La maison si bizarre, si vaste, la veuve que Nathan voulait garder, Justin dans un coin avec ses délires, les chevaux omniprésents et enfin Joachim. C’était comme si elle les avait épousés tous les deux. Nathan tenait toujours Joachim sous son bras, contre son cœur.
Il installa sa femme dans une belle chambre d’où elle pouvait voir les montagnes et les poulains dans leur pré escarpé. Il descendit à la ville, comme pour toutes les grandes occasions de sa vie, et acheta pour Suzanne des meubles, des tissus brillants, des miroirs, des lampes, tout ça avec son goût de la démesure. Il encouragea sa femme à prendre la veuve et les comptes en main. Il lui cueillit même des bouquets au hasard de ses promenades à cheval. Mais, dès le premier soir, après avoir rempli son devoir d’époux avec un plaisir évident, il se releva tranquillement et partit dormir dans sa chambre à lui avec son frère.
Nathan demanda à Sixte de venir habiter chez eux, sous prétexte d’éviter à Suzanne d’incessantes allées et venues. Pour être près de sa fille, le vieux accepta. On lui donna une chambre dans la tour, non loin de celle de Justin. Pas plus que Suzanne ou la veuve, Sixte ne se sentit à Taise. Vivre avec Nathan n’était pas facile. Ses colères étaient devenues légendaires. Il était toujours le premier levé, avant l’aube, et s’il laissait dormir Joachim en quittant le lit sur la pointe des pieds, à peine arrivé en bas il hurlait pour avoir son café et ses bottes bien cirées. Suzanne attendait Joachim pour prendre son petit déjeuner. C’était un moment agréable. Son beau-frère était doux, affectueux, souvent drôle, et elle l’aimait beaucoup. Il avait une façon particulière de prononcer le prénom de Nathan. Il y mettait une sorte de passion égoïste et extasiée. Son monde se réduisait toujours à son frère, rien ne pouvait l’en détourner. Vers huit heures, Suzanne le regardait sortir à son tour, grand et mince, beau à couper le souffle. Puis elle les entendait, toute la matinée, se battre avec leurs chevaux.
Nathan exigeait de Joachim des prodiges. Il faut dire que celui-ci était devenu un cavalier d’exception. Il avait un don réel et aucune bête ne lui résistait longtemps. Il en obtenait le meilleur. Plus léger que son frère, plus patient, c’était toujours lui qui terminait le dressage de leurs chevaux. Il y avait parfois des étrangers qui venaient déjeuner et, après le digestif, Joachim présentait quelque cheval particulièrement bien mis. La vente se concluait sur place, le plus souvent, sur cette carrière incongrue dans le paysage en à-pic.
L’argent ne manquait donc pas et Suzanne se montrait bonne épouse. Si elle avait envie de parler, Nathan trouvait quelques instants pour l’écouter. Chaque soir, il lui faisait l’amour presque scrupuleusement et, à sa manière, il n’était pas un mauvais mari. Elle entrait rarement dans la chambre qu’il partageait avec son frère et dont la veuve faisait le ménage. Cependant, lorsqu’elle osait y jeter un coup d’œil, elle restait toute songeuse devant cet univers d’hommes. Les bottes, les éperons et les cravaches avaient remplacé les jouets de Joachim. Trois fenêtres éclairaient le lit, immense, la gigantesque cheminée, les tapis épais que Nathan avait voulus pour son petit frère, les livres qu’il lui achetait et que Joachim dévorait, assommants traités d’élevage et d’équitation supérieure. Suzanne essayait de les imaginer dormant là mais elle n’y parvenait pas. Quelque chose lui échappait dans cette relation farouche qu’ils subissaient l’un de l’autre avec délice.
Un soir, n’y tenant plus, elle demanda à Nathan de rester auprès d’elle. Il était debout, remettant son pyjama, prêt à quitter la pièce comme d’habitude et il la considéra d’un drôle d’air. Elle tenta de lui expliquer que sa place était là, couché près d’elle, et que Joachim avait sans doute, lui aussi, besoin d’une femme. Elle parla longtemps, cherchant ses mots sans qu’il l’interrompe. À la fin, elle se tut et alors Nathan se mit à sourire. Il l’observait gentiment, à présent, du haut de ses presque deux mètres. Il réfléchit une seconde encore puis déclara qu’il conduirait son frère à la ville dès le lendemain, pour voir les putes. Il lui souhaita courtoisement une bonne nuit et s’en fut dormir avec Joachim, bien entendu. À compter de ce jour, Nathan descendit chaque semaine en ville, avec son frère, comme il l’avait dit. Quelque temps après, Joachim se mit à courir les filles ainsi que Nathan l’avait fait avant lui. Ce fut le seul changement. Nathan avait réglé le problème à sa manière, un peu contrit de ne pas y avoir songé tout seul, mais le chapitre fut clos. Suzanne n’insista pas. Elle ne tenait pas à déclencher la colère de son mari. Elle comprit qu’elle devrait se contenter des moments que lui accordait Nathan, sans réclamer davantage.
Sixte entretenait avec son gendre de bonnes relations. D’ailleurs, qu’avait-on envié, autrefois, à Fortunat ? Ses terres, ses bêtes, et surtout son fils, ce géant infatigable. À présent, c’était Sixte qui profitait de tout cela et il ne pouvait pas s’en plaindre. Nathan n’avait pas voulu que son beau-père vende sa ferme et sa terre. Pour que tout ne soit pas à l’abandon, il s’était carrément approprié les prés de Sixte – sans les lui demander -pour ses sacrés chevaux qui exigeaient toujours plus d’efforts mais qui faisaient vivre toute la famille.
Comment Nathan avait-il eu l’idée du cheval de sport ? Certes, il se documentait. Malin, il avait fait installer le téléphone et il prenait volontiers son camion pour aller sur de lointains terrains de concours. On commençait à le connaître dans le milieu hippique. Il passait pour un original, un ours, mais la qualité de ses bêtes était indiscutable. La montagne leur donnait le pied sûr, le jarret solide et un souffle à toute épreuve. Les quelques privilégiés venus acheter leurs chevaux chez lui avaient gardé un souvenir ébloui des démonstrations de Joachim. Ainsi allait la réputation des frères Desroches.
Suzanne aimait bien regarder les juments et leurs poulains dans les prés. Nathan ne cherchait pas à l’en empêcher mais, lorsqu’elle exprima l’envie d’apprendre à monter, il refusa tout net. Les chevaux n’étaient pas que son gagne-pain, ils représentaient une véritable passion que seul Joachim avait le droit de partager. Suzanne se vit confier les vaches, puisqu’elle aimait les bêtes, et elle dut s’en arranger.
Depuis toujours, Suzanne adorait Nathan. Du plus loin qu’elle puisse s’en souvenir, il avait été son but unique, son ambition, son horizon. Parfois, elle n’en revenait pas de l’avoir épousé. Dans ces moments-là, elle riait toute seule, ivre de joie, prête à tout accepter, se jurant de ne jamais dépasser les limites qu’il avait imposées. Elle fut enceinte dans la première année de leur mariage, ce qui ne l’étonna guère vu l’assiduité de son mari. Malheureusement, ce fut une fille. Nathan se déclara enchanté et s’en désintéressa aussitôt. Cependant, à partir de la naissance, il se mit à prendre des précautions. Frustrée, Suzanne voulut protester mais ne réussit qu’à le faire rire. Il lui ferait l’amour de cette manière-là et pas d’une autre, dorénavant, car il ne voulait plus d’enfant. Après tout, il avait élevé Joachim et il n’avait peut-être pas envie de tout recommencer avec un fils. Une fille, il la lui abandonnait volontiers. D’ailleurs la petite était ravissante, tout le portrait de son oncle Joachim… On n’avait qu’à l’appeler Juliette.
Suzanne ne trouva rien à ajouter. Nathan la connaissait bien, surtout sous les draps. Il la contenterait, chaque nuit, elle le savait, même en employant des moyens peu catholiques. Mais quant à la nombreuse progéniture dont elle avait pu rêver, ou même à un seul petit garçon bien à elle, c’en était fini.
La vie continua chez les Desroches. Pas mauvaise, à vrai dire, malgré ses bizarreries. Puis Joachim se mit à regarder rêveusement sa nièce et à songer que lui aussi devrait un jour se marier et faire des enfants. Il en parla à Nathan qui l’encouragea dans cette idée mais, indiscutablement, leurs ennuis partirent de là. Car Nathan n’avait toujours pas reposé Joachim par terre. Il le tenait toujours sous son bras, contre son cœur.